Vu par ses contemporains

Jules Romains

Ecrivain, auteur de La main et l’esprit, livre important sur l’œuvre de Landowski L’Aurore, 1961 (…) Paul Landowski vient de mourir. Je n’ai pas le sentiment que l’opinion publique ait accordé à cet événement l’importance qu’il méritait ; ni qu’on l’y ait suffisamment aidée. Certes, je n’ai pas perdu le contact avec les mœurs de l’époque au point d’ignorer que la mort du plus grand sculpteur de notre temps (en tous pays) est loin d’avoir la valeur d’information que présente l’entorse d’un champion de football, ou la dernière fantaisie amoureuse d’une vedette. Tout de même il est permis de rappeler que des œuvres monumentales de Landowski s’élèvent partout dans le monde, depuis le Brésil jusqu’à la Chine, en passant par l’Algérie et la métropole ; que cette présence universelle d’une des formes les plus élevées de l’art français n’est pas indifférente au prestige de la France ; et qu’il serait bien injuste de faire payer à Landowski mort le mépris qu’il montra vivant pour les sollicitations de la mode ou celles du charlatanisme.

Fernand Gregh

Poète et écrivain. Membre de l’Académie française, Paris-Comoedia, 16 décembre 1953 Paul Landowski a sculpté sa bible (…) On n’a peut-être pas assez dit que la porte de la Faculté , due à Paul Landowski, est une des manifestations les plus importantes de la sculpture actuelle. On a de nos jours une tendance à considérer l’art comme une pure activité de jeu, et c’est ce qui nous vaut la statuaire fragmentaire qui règne aujourd’hui. Or, la statuaire est isue de l’architecture ; elle en est l’ornement et peut même en être le support. Landowski s’est souvenu de cette conception monumentale de son art dans l’exécution de la porte de bronze où il a déployé une fois de plus les ressources de son talent. (…) Je ne vois pas beaucoup de sculpteurs aujourd’hui qui auraient pu réaliser un ensemble aussi complet et aussi noble, qui fait penser irrésistiblement au Ghiberti du baptistère florentin. (…) Il faut reconnaître que la beauté est là où elle est. Elle est aussi dans la grande figure que le même Landowski a agenouillée dans la Salle hypostyle du Colombarium du Père-Lachaise. (…) la mort dans cette magnifiue composition a quelque chose à la fois de calme, de naturel, de fatal sans horreur qui peut sinon consoler du moins apaiser par sa sérénité les parents qui passeront devant elle pour aller recevoir les cendres de l’être cher. Il est impossible de traiter un tel sujet avec plus de grandeur et de tendresse.

Eugène Stoliaroff

Extrait du journal d’Eugène Stoliaroff (1899-1986) 22 juin 1922. Il s’avère qu’à Paris un beau physique est très utile, en tout cas en ce qui me concerne, cela m’a apporté deux choses : de l’argent et la femme la plus belle que j’aie jamais vue. A l’occasion du film La Maison du mystère, j’ai tourné torse nu étant donné que j’y jouais un boxeur. Le tournage terminé, une jeune femme s’approche de moi : elle est sculpteur dans l’atelier de sculpture chez Ermolieff. Tout en bavardant, elle me demande : « N’avez-vous jamais posé pour un sculpteur ? Vous savez, avec votre physique, vous pourriez bien gagner votre vie en posant « comme modèle ». En la raccompagnant, nous continuons à parler de « Sapho » et du monde de la sculpture à Paris. Nous nous saluons sur une promesse de nous revoir afin qu’elle me présente à son professeur, un sculpteur très connu qui justement cherche un « modèle » pour un monument que lui a commissionné le gouvernement français à la mémoire de la « jeunesse » victime de la dernière guerre. « Je pense qu’il vous payera très bien ». J’avais vraiment fait déjà beaucoup de choses dans ma vie lorsque je commençai ma nouvelle carrière de modèle.

Le sculpteur, un certain Landowski, un Français d’origine polonaise, s’avéra être une personne charmante. Cela me parut un peu bizarre de me déshabiller devant lui, mais quand il m’observa, il s’écria enthousiaste : « C’est exactement ce dont j’ai besoin ». Il fut déçu quand je lui dis que n’étant pas modèle de profession, je ne pouvais pas être à sa disposition toute la journée, et pendant un mois, finalement, nous nous somme mis d’accord. Je viendrai poser pour lui dans mes heures libres, en le prévenant par téléphone. Il me paie dix francs de l’heure. Pas mal ! Landowski est vraiment un artiste génial ! Pas étonnant qu’il soit si célèbre à Paris. Il a une façon surprenante de traduire instantanément dans la glaise les moindres muscles, les plus petits creux d’un corps humain. C’est extraordinaire, il crée tout en chantonnant des rengaines à la mode. Il est très concentré, dans un état de recueillement, littéralement inspiré par ce qu’il fait. On me dit que c’est un grand débauché. Curieux pour un homme si créatif. L’idée du monument est elle aussi géniale : cinq silhouettes qui surgissent de terre, les yeux clos. Quatre d’entre elles sont vêtues d’uniformes et de casques de soldats. Chaque visage est différent. L’un est très sombre, aux joues creuses, l’autre a une expression naïve, presque enfantine, le troisième, avec une moustache naissante, a l’expression loyale d’un jeune appelé aux armes. Enfin le quatrième a une expression féroce, celle d’un homme rendu sauvage par la guerre. Il me rappelle les soldats de l’armée rouge, capables de découper un homme en morceaux, en reniflant avec plaisir l’odeur du sang frais. Et enfin le cinquième, c’est moi, une silhouette nue qui représente l’âme des quatre autres, la tête renversée à l’arrière, les yeux clos, dans un mouvement ascensionnel, comme montant vers le ciel. Les traits du visage sont un peu imprécis mais expriment un tourment à peine ébauché. En même temps, cette silhouette représente un reproche adressé à l’humanité.

Pour cette silhouette, Landowski ne voulait pas d’un hercule aux gros muscles saillants. Il voulait autre chose. Un corps parfaitement proportionné, beau et jeune, et l’avait cherché longuement. J’ignorais que je possédais toutes ces qualités. Je savais que j’étais bien fait, mais j’ignorais que j’avais les proportions idéales pour les sculpteurs, quoi que, dans ce pays de dégénération physique, la jeunesse, ici, est assez mal lotie. Landowski me dit que le monument va être exposé l’année prochaine au Salon et il me dit que s’il aura du succès, celui-ci en aura une partie qui m’appartiendra.

Beaucoup de monde rend continuellement visite à son atelier, ces visites interminables le mettent en rage car tout ce monde le déconcentre pendant qu’il travaille. Ils lui prédisent cependant que son œuvre fera fureur. Des artistes peintres et des sculpteurs viennent observer son travail, des personnalités du corps diplomatique lui commandent leur propre buste. Et même des femmes du monde, soi-disant admiratrices de l’art, viennent à l’atelier et m’examinent sous toutes les coutures. Les premiers temps, je me sentais affreusement mal à l’aise, mais maintenant je m’y suis habitué et je ressens même de l’orgueil quand je perçois de l’admiration dans certains regards. Je ne sais comment exprimer ce sentiment : c’est comme si mon corps les mettait en mon pouvoir. C’est un plaisir très raffiné bien qu’a peine perceptible. Quand ça m’arrive, je me sen comme un roi devant leurs corps mous, leurs bedaines et leurs épaules tombantes.

Mon Landowski est très fier de moi mais il craint que quelqu’un me fasse de meilleures propositions de travail et que j’aie moins de temps pour poser pour lui. Qu’il se rassure, il me paie très bien. En général un modèle est payé trois ou quatre francs de l’heure. Les modèles ne sont pas des gens d’un très haut niveau culturel. Les femmes, bien souvent, sont simplement des « poules » qui ont besoin d’arrondir leurs entrées. Puis il y a une catégorie de personnes qui ne posent que pour leurs amis, comme Carpentier ou la fameuse Denise, et ceux-ci, bien entendu, ne le font pas pour de l’argent. Ils n’en ont pas besoin. Le monument est destiné à commémorer le lieu d’une grande bataille, quelque part à la frontière franco-allemande, je ne sais pas où exactement . J’aimerais bien aller à son inauguration mais je suis surtout intéressé par son exposition au Salon, l’année prochaine. Landowski m’a promis une partie du prix s’il le reçoit. C’est une grosse somme, un ou deux milliers de francs. Je regrette qu’il veuille encore agrandir le groupe en y ajoutant encore quatre personnages habillés. Il dit que cela en accroîtra la puissance symbolique mais je pense que cela ne fera que disperser l’attention.

C’est chez Landowski que j’ai fait la connaissance d’une femme dont je ne connais toujours pas le nom. Elle avait été un modèle connu avant de devenir la maîtresse d’un riche Américain. Or elle vient de rompre avec celui-ci et elle vient chez Landowski pour lui demander du travail. Quand elle arriva, après les « Ça va ? » habituels, elle s’est mise à me regarder sous toutes les coutures, sans le moindre égard, puis elle s’est assise dans un fauteuil, à deux pas de moi, en bavardant avec Landowski, lui racontant les derniers potins parisiens, mais en me jetant un regard de temps à autre. Landowski fut appelé au téléphone. Elle laissa tomber une esquisse qu’elle tenait à la main et, en se baissant, me regarda droit dans les yeux en me jetant un regard brûlant, la bouche entr’ouverte. Je ne sais pas si elle le fit exprès. Son visage avait une expression exaltée. Puis elle se rejeta en arrière contre le dossier du fauteuil et, levant les bras, elle s’étira de tout son corps. Sa robe moulante souligna la beauté de ses formes. La tête m’en tourna complètement et je dus remettre mon peignoir car j’étais devenu indécent. Puis Landowski revint. Elle reprit une pose naturelle en me jetant : « Je vous attends ce soir à la Rotonde ». Elle partit peu après. « Hein, qu’en pensez-vous ? Elle est belle ! » me jeta Landowski. « Elle est aussi bien faite que vous, elle aurait pu faire une grande carrière si elle n’était pas aussi capricieuse ». Il continua de parler, mais je ne l’écoutais plus. Je continuais à voir ce regard, ces longues jambes, ses yeux rieurs, ce sans-gêne presque cynique avec lequel elle m’avait provoqué.