Commande et conception du Christ Rédempteur par Adon Peres

Dans cet exposé, il s’agit de commenter la commande adressée à Paul Landowski (1875-1961)  pour la construction du Christ rédempteur (Christ du Corcovado) à Rio de Janeiro et de décrire quelques étapes de sa réalisation.

Tout d’abord, j’aimerais reprendre brièvement le contexte dans lequel cette commande a été passée. A l’approche des festivités pour le centenaire de l’indépendance du Brésil en 1922, l’Association catholique de la ville de Rio de Janeiro décide de construire une image, une sculpture, du Christ qui surplomberait la ville de Rio. Afin de réaliser ce projet, l’archevêque de la ville de Rio de Janeiro, Don Sebastião Leme de Silveira Cintra, fonde une commission chargée de son élaboration. Plusieurs projets sont alors déposés et les membres de la commission retiennent celui de l’ingénieur et architecte brésilien Heitor da Silva Costa (1873-1947). [Ill.1]

Cependant, lorsque le projet est présenté publiquement, il est vivement critiqué par la presse et les intellectuels. Principalement par l’Ecole Nationale des Beaux-arts. Il s’agit d’une sculpture colossale du Christ de 42 m de haut, drapé d’une tunique, tenant dans la main gauche une croix et dans la main droite un globe. Le tout posé sur un socle trapézoïdal dont la partie supérieure se termine par des colonnes ioniques. C’est en effet le style « académique » du projet, au traitement formel similaire à ce qui était pratiqué en Europe au 19e siècle, qui est vivement critiqué par la presse et les intellectuels.

La période au cours de laquelle est conçu le Christ rédempteur au Brésil est celle de grandes mutations dans le milieu artistique. En 1922, la semaine d’Art Moderne à São Paulo, ville qui s’affirme de plus en plus comme l’un des centres culturels majeurs du pays, marque une étape décisive dans l’évolution de l’art brésilien. Mécontent de constater que la création artistique nationale suit les tendances européennes sans respecter les particularités locales, un groupe d’artistes décide de favoriser la création « autochtone ». Cette réaction se traduit par la publication du manifeste Anthropophage, édité en 1928 par le poète, romancier, dramaturge et essayiste Oswald de Andrade. Pour cet écrivain, le fonds culturel brésilien, d’une grande richesse, n’est pas suffisamment exploité en raison d’une trop grande volonté de suivre l’art européen. En se fondant sur le rituel indigène des anthropophages, Oswald de Andrade en fait la métaphore de la création artistique. Il invite les artistes à « dévorer » l’élément intrus dans le but de s’imprégner de ses meilleures qualités et de « cracher » quelque chose d’original. De cette manière, l’art brésilien, sans renier complètement l’influence étrangère, pourrait au moins produire quelque chose de spécifiquement local.

Le projet de Heitor da Silva Costa étant largement contesté, il est convenu, en 1924, que l’ingénieur devait préparer un nouveau projet. Celui-ci s’adresse d’abord au dessinateur Carlos Oswald (1882-1971) et réalise des études avec la supervision de l’archevêque Don Sebastião Leme. Il semble que c’est ce dernier qui suggère alors de réaliser une statue évoquant le martyre du Seigneur. La posture du Christ, avec les bras ouverts, devrait ainsi rappeler la crucifixion et évoquer l’accueil.

De cette étude, plusieurs versions paraît-il ont vu le jour. Citons-en au moins quatre qui sont connues aujourd’hui : [Ill.2]

  • 1ère version : le Christ, debout, est vêtu d’une longue tunique et porte une croix dans la main gauche et un globe dans la main droite (attributs que l’on retrouve dans le premier projet de Heitor da Silva Costa).
  • 2ème version : le Christ tient la croix dans la main gauche et bénit la ville avec la main droite.
  • 3ème version : le Christ tient seulement la croix.
  • 4ème version : le Christ est debout, vêtu d’une tunique serrée à la ceinture, et ne porte plus d’attributs. En revanche, il a les bras ouverts. Le traitement diffère énormément du premier projet présenté par Heitor da Silva Costa : le tout est d’un très grand dépouillement.

On se rend alors compte qu’à cette époque au Brésil, on ne possède pas les connaissances techniques suffisantes pour créer un monument d’une telle envergure. Heitor da Silva Costa est ainsi chargé de partir en Europe avec cette étude pour chercher la contribution nécessaire.

En 1924, l’ingénieur se rend en Europe et avant de contacter Landowski il rencontre le sculpteur Antoine Bourdelle (1861-1929). Dans une lettre adressée à cet artiste durant la même année, Michel Dufet, citoyen français vivant alors au Brésil, mentionne l’intention des Brésiliens de confier à Bourdelle, « très admiré au Brésil, le monument du Christ rédempteur dont la statue doit s’élever à 60 m de hauteur [sic], au sommet du Corcovado »[1].

Le Musée Bourdelle à Paris possède quelques dessins datant des années 1920 et qui témoignent que l’artiste travaille à ce moment-là à la figure du Christ. Ce sont des gouaches et aquarelles de petit format qui représentent l’image du Christ debout sur un monticule. Ce détail laisse à penser que ces études sont d’éventuelles esquisses d’une sculpture destinée à être placée sur une proéminence. Dans ces dessins, Bourdelle représente un Christ nerveux et agité, les bras levés sur la tête et il est indiqué qu’il s’agit d’un Christ chassant le démon. Ces dessins pourraient bien être considérés comme des esquisses pour le monument à Rio, car quand on regarde l’ensemble de l’œuvre de Bourdelle on se rend compte que l’artiste porte généralement davantage d’intérêt à la mythologie qu’à la religion.

Après le refus de Bourdelle, la commission brésilienne se rend chez Landowski avec le dessin de Carlos Oswald. Selon le témoignage de ce dernier, Landowski accepte de collaborer au projet mais avec la réserve de n’utiliser le dessin que comme base de travail, sans qu’il puisse empiéter sur sa liberté de créateur.

Dans une déclaration publique, Carlos Oswald  explique qu’ « à cette époque-là, il était impossible d’exécuter l’œuvre ici [au Brésil]. Ainsi, mes dessins ont été emmenés personnellement à Paris par Silva Costa. Lequel, après s’être énormément renseigné et avoir discuté sur le travail et le prix, a décidé de rendre le tout au sculpteur Landowsky [sic], qui a accepté la commande à condition d’avoir totale liberté esthétique en faisant recours à mes dessins seulement comme base réaliste pour sa conception synthétique, caractéristique de son style » (Oswald, 1961).

À travers un autre témoignage de cette rencontre entre la commission brésilienne et Paul Landowski, cette fois-ci dans un récit de l’architecte Paulo da Silva Costa qui accompagne son père dans ce voyage, on apprend que « la rencontre avec Bourdelle a été un désastre, tandis qu’avec Paul Landowski, l’entente a été complète. Bourdelle n’a même pas prêté attention et, à la place d’écouter, l’artiste s’est mis à vanter ce qu’il était en train de réaliser. Par contre, avec Landowski, la rencontre a été merveilleuse… Nous sommes allés dans son atelier, mon père a exposé l’idée, a montré les dessins et il [Landowski] a tout compris tout de suite. Ça a été un bonheur. Cette compréhension était très nécessaire car, comme mon père l’a bien marqué, le Christ rédempteur est simultanément une œuvre d’ingénierie, d’architecture et de sculpture. Ainsi, il devait y avoir une parfaite harmonie » (Silva Costa, 1981).

Lorsque Heitor da Silva Costa rencontre Landowski, ce dernier a déjà des liens avec le Brésil. En 1912, le Français Maurice Gras (1873-1954) est l’architecte du Palais du Gouvernement à Porto Alegre dans l’état de Rio Grande do Sul, au Sud du Brésil, et invite Landowski à concevoir le programme sculptural. Pour la façade, Landowski réalise deux œuvres de plus de deux mètres de haut, L’Agriculture et L’Industrie, qui ornent de part et d’autre l’entrée principale du Palais. Pour la cour intérieure, il crée un groupe monumental de douze mètres de haut intitulé Le Printemps (appelé aussi Les trois âges de la vie).

Un autre lien de Landowski avec le Brésil avant la construction du Christ rédempteur est dû à sa participation à un concours qui a eu lieu au Brésil en 1923. Je n’ai pas pu déterminer exactement à quel monument cela se rattachait, mais il me semble qu’il s’agit d’un monument qui devait être construit en 1926 pour fêter la proclamation de la République. Le fait est que de juin 1922 à octobre 1924, Landowski en parle abondamment dans son journal.

Landowski s’investit énormément dans cette entreprise car il compte financer son projet du Temple de l’Homme avec le prix de ce concours. Pour la réalisation de ce projet, Landowski s’inspire au départ de l’Antiquité. Il imagine une sorte d’Arcus Quadrifons criblé de sculptures dont le sommet serait orné par trois figures équestres des fondateurs de la République. Sous l’arc serait placé un autel de la patrie, décoré de bas-reliefs représentant les travaux, les richesses et les mœurs du Brésil. Plus tard, l’idée de l’arc est abandonnée et le monument prend des proportions colossales. Cela résulte apparemment d’une proposition faite par l’architecte Paul Bigot (1870-1942) avec lequel Landowski collabore sur ce projet. [Ill.3]

Landowski a travaillé avec acharnement et a dépensé énormément de temps ainsi que de l’argent dans ce projet qu’il finit par ne pas emporter. Quand la commission brésilienne est venue le voir en 1924, c’est dans un esprit de méfiance qu’il la reçoit.  Cependant, dans une lettre de Paul Landowski à son épouse, Lily, datant du 20 juillet 1924, nous pouvons constater que l’affaire est réglée : « Da Silva est très content de mon esquisse du Christ. Je crois que ça aura une suite. Il m’a dit avoir été voir d’autres artistes. Il a été chez Charpentier et chez Bourdelle, mais qu’il m’avait en définitif préféré ».

14 mai 1925 : « Et puis mis au point avec Silva Costa du contrat pour le Christ du mont Corcovado. »

Lettre de Paul Landowski à Lily du 25 juin 1926 : « Silva Costa est venu me demander un prix pour la statue du Christ grande de 28 mètres. Il commence à se rendre compte des énormes difficultés de sa méthode. S’il donne suite à sa nouvelle idée, ce sera une commande formidable ».

Pour la construction du monument, il est convenu que Landowski réalise un modèle en plâtre de l’ensemble de la sculpture qui sera réalisée en ciment armé sur place. Le ciment armé est un matériau récemment créé et il me semble que c’est la première fois que l’on adopte ce système. Plus tard cela deviendra assez commun qu’un artiste conçoive son projet et que celui-ci soit réalisé ailleurs par des techniciens, mais à l’époque il s’agit d’une démarche très novatrice.

16 avril 1926 : « C’est très laid ces agrandissements à la machine. Je m’en sers parfois, comme étape, mais à contrecœur, quand je suis trop pressé, comme cette fois-ci pour le Christ du Corcovado. »

Il est convenu aussi que les modèles de la tête (3,75 m de haut) et des mains (3,20 m de large) en plâtre seront envoyés par Landowski à Rio pour être coulés en béton sur place. Les pièces en entier ont été parcellées en différentes parties et numérotées pour être reconstruites sur place en ciment armé.

Lettre de Paul Landowski à Lily du 31 juillet 1926 : « Son Christ est fini. Il est enchanté. Je le suis moins. Nous allons maintenant signer le contrat que je ne cesse de lui réclamer pour la tête et les mains du Christ. Nous sommes d’accord sur tous les points et je toucherai tout de suite une somme importante ».

18 janvier 1927 : « J’espère avoir terminé la tête du Christ à la fin de la semaine. Quel soulagement ! Elle finit par ne pas faire trop mal. Ce qui eût été intéressant, malgré l’énorme difficulté, c’eût été de faire ainsi toute l’exécution en plâtre. On l’aurait dressé dans la campagne. On aurait gardé les 100 mètres de distance. Alors on eût été sûr de son affaire. Tandis qu’avec le système Silva Costa, qu’est-ce qui va se passer ? »

En ce qui concerne la structure interne du monument, en fer, Heitor da Silva Costa s’adresse à la firme française L. Pelnard Considère & A. Caquot. Toute la ferronnerie vient ainsi de la France.

Etant donné l’emplacement du monument, placé à 710 m au-dessus du niveau de la mer, sujet à des fortes intempéries, il fallait un matériau résistant, présentant des propriétés de conservation élevées. Plus tard, on décida de recouvrir le monument d’une mosaïque en stéatite (pedra sabão) aux grandes qualités d’étanchéité. C’est une pierre qui ne se détend ni ne se fissure, et qui n’absorbe pas l’humidité. Une fois mouillée, elle voit sa couleur verte s’intensifier et une fois éclairée, elle devient phosphorescente. La mise en place de cette mosaïque de stéatite a été réalisée avec l’approbation de Landowski.

5 janvier 1927 : « Silva Costa est venu me parler de son intention de traiter le Christ avec un revêtement de mosaïque. Ce serait parfait, mais est-ce possible ? Travail semblable devrait être suivi de tout près par moi. Que vont-ils faire là-bas de mon modèle ? »

La réalisation des panneaux avec ces tesselles est faite par plusieurs « senhoras e senhoritas », qui ont été appliqués par la suite sur le monument.

La construction du monument a pu encore compter avec les contributions de Heitor Levy, architecte chargé du montage ; Pedro Fernandes Vianna da Silva, ingénieur fiscal et Antônio Ferreira Antero, ingénieur assistant.

En comparant le dessin que la commission brésilienne a apporté à Landowski avec les deux maquettes préparées par le sculpteur dont nous avons connaissance aujourd’hui, on peut constater les changements suivants apportés au monument par l’artiste :

1ère maquette de Landowski (1924) : [Ill.4]

  • la tête de la figure penche légèrement en avant (il ne regarde plus dans le vide) ;
  • la tunique figurant dans le dessin original est remplacée par une toge sous laquelle il apparaît un tissu cannelé (la toge est serrée au dessus de la ceinture et son pli est à droite) ;
  • la sculpture repose sur un socle hexagonal dont la face antérieure est gravée d’une épigraphe reproduisant un passage du Sermon sur la Montagne. Et la partie inférieure est illustrée par des bas-reliefs racontant la vie du Christ.

A l’intérieur de ce socle, il est prévu d’installer une chapelle assez large pour recevoir plus de 100 personnes.

2e maquette (1925) : [Ill.5]

Nous pouvons étudier les changements apportés à cette version par une réplique qui se trouve aujourd’hui dans l’église de Ciry-Salsogne (au nord-est de Soissons, France). Elle fut offerte en 1926 par Landowski pour la bénédiction de l’édifice.

  • le drapé de la toge devient beaucoup plus géométrique et le pli sur les épaules s’est déplacé de la droite à la gauche ;
  • sur le socle, l’inscription latine Christus vincit regnat imperat remplace l’épigraphie précédente.

Le monument tel que l’on peut visiter aujourd’hui porte les changements suivants :

  • l’inscription et les bas-reliefs n’y figurent pas ;
  • la figure du Christ est imberbe. La barbe prévue au départ disparaît ;
  • le tout prend un aspect plus rigide (sûrement dû à la difficulté de reproduire certains détails en béton) ;
  • enfin, pour satisfaire le souhait du cardinal, un cœur est ajouté sur la poitrine (l’ecclésiastique veut consacrer le Brésil au culte du Sacré-Cœur – symbole pour les catholiques de l’humanité et de l’amour du Christ pour les hommes).

Janvier 1931 : « Excellente lettre de Silva Costa. Son affaire marche. Il m’envoie des photos où l’on voit la tête de mon Christ à sa hauteur définitive. L’impression me semble bonne. Silva Costa est dans l’enthousiasme. Il m’envoie un échantillon de pierres et me demande mon prix pour la frise de la vie du Christ. »

Frise qui n’a jamais été réalisée. [Ill.6]

Lorsqu’on compare le Christ Rédempteur à Rio [Ill.7] avec d’autres œuvres réalisées par Landowski, on constate une esthétique que le sculpteur a choisie pour s’exprimer depuis sa première commande importante – Le mur des Réformateurs à Genève (1909-1917) – et qui a perduré jusqu’à ses dernières réalisations – telle Le Retour Eternel (1954) [Ill.8], dans le columbarium du cimetière du Père Lachaise à Paris. Cette esthétique est non seulement appliquée dans maintes œuvres conçues par l’artiste, comme elle est aussi présente dans diverses figures préparatoires [Ill.9], aujourd’hui existantes, qui devaient orner une œuvre monumentale sur laquelle Landowski a travaillé pendant des nombreuses années de sa vie mais qui n’a jamais pu voir le jour, Le Temple de l’Homme.

Bibliographie

Oswald, Carlos, 1961, Rio de Janeiro, Jornal do Comércio.

Silva Costa, Paulo da, 1981, O Globo, Rio de Janeiro.

[1] Lettre de Michel Dufet à Bourdelle, 24 décembre 1924, Musée Bourdelle, Paris.